La place de l’espèce humaine dans la nature est devenue une question polémique. Elle se heurte aussi bien à des considérations écologiques, sociétales, qu’éthiques ou morales. Voici près de dix ans, une étude reprise dans le journal Le Monde plaçait l’Homme au même niveau trophique que l’anchois ou le cochon. Ainsi positionné sur l’échelle des niveaux trophiques, notre espèce remporte le score de 2,21. Ce qui, selon certaines lectures militantes, place l’Homme plus près des herbivores (d’intervalle 2-3 sur cette échelle de score) que des carnivores stricts (scores supérieurs à 5).
Cependant, un tel raisonnement omet la diversité alimentaire de notre espèce et simplifie à l’extrême notre implication trophique réelle dans les écosystèmes. Pire encore, cet indice moyenne les régimes alimentaires humains aussi disparates que variés et néglige notre anatomie comme notre physiologie digestives adaptées à un régime omnivore. L’Homme ne peut être raisonnablement assujetti à un simple score moyenné. Au contraire, les circonstances culturelles et environnementales déplacent constamment le curseur sur cette échelle. Ainsi le régime alimentaire Inuit ne sont nullement comparables au végétarisme hindou. Assimiler ce score à une quelconque niche écologique propre à l’humanité n’a donc aucun sens.
Mais alors, peut-on tout de même trancher si l’Homme est par nature carnivore ou végétalien ? Les deux propositions, mis constamment en opposition sur les réseaux sociaux, sont fausses à ce qui concerne notre espèce. En réalité, l’Homme est un omnivore opportuniste qui a changé de mode d’alimentation plusieurs fois au cours de l’évolution de sa lignée.
L’Homme, un Primate prédateur
Nous sommes des prédateurs. Cet axiome est aujourd’hui remis en cause par de nouveaux paradigmes moraux. Mais que nous enseigne la biologie sur la notion même de prédateur, et s’applique-t-elle alors toujours à Homo sapiens ? C’est ce que nous allons tenter de mettre à jour dans cette première partie de cet article.
Du carbone organique pour fabriquer ses biomolécules
Qu’est-ce qu’un prédateur ? Avant de répondre à cette question, commençons par identifier l’origine du carbone de nos propres molécules biologiques. Au sein d’un réseau trophique (chaîne alimentaire), les organismes échangent de la matière carbonée réduite et de l’énergie. L’origine de notre carbone définit notre type trophique. Pour produire des molécules biologiques, il faut de la matière première carbonée et de l’énergie. Mais pas sous n’importe quelle forme : en biochimie, le squelette carboné des molécules est dit « organique » parce qu’il présente des liaisons C-H dans sa structure chimique. Pour cela, les organismes vivants se fournissent de deux manières différentes.
Une question d’énergie
Les Autotrophes sont convertissent le dioxyde de carbone directement sous sa forme minérale en molécules organiques. Vous connaissez ce phénomène, il s’agit notamment de la photosynthèse. Les Hétérotrophes comme nous sont dépendants d’une forme carbonée organique initiale pour produire leurs propres biomolécules. Nous ne pouvons pas synthétiser de molécules organiques à partir de matière minérale. Il nous faut donc nous en procurer grâce à notre alimentation.
Tous ces processus nécessitent de l’énergie. La photosynthèse a résolu ce dilemme en captant l’énergie solaire, qu’elle convertit au final en énergie chimique. Les Végétaux sont ainsi des photolithotrophes. Ils fixent le dioxyde de carbone à l’aide de l’énergie lumineuse. Ce n’est d’ailleurs pas le seul processus de conversion minérale vers organique. Au fond des océans par exemple, des bactéries fixent dans l’obscurité le carbone minéral mais à l’aide d’énergie chimique. Ce sont des chimiolithotrophes. A l’inverse, il existe aussi des micro-organismes utilisant la lumière solaire pour produire leur propre énergie. Mais qui sont encore dépendants de sources d’approvisionnement en carbone organique pour se développer. Ce sont des photoorganotrophes comme Halobacterium sp.
Ecologie de la prédation
Au sein des écosystèmes existent des producteurs primaires. Ils sont capables de fixer en premier le carbone minéral en carbone organique. Ils seront à la base du maillage trophique. Viennent ensuite des producteurs (ou consommateurs) de niveaux supérieurs. Ces organismes sont incapables de fixer leur propre carbone organique. Ils doivent également convertir des biomolécules pour produire leur propre énergie. Ils sont donc dépendants de sources d’énergie chimique externes pour leur métabolisme.
Or en écologie, un organisme prélevant des molécules biologiques au détriment d’un autre organisme est un prédateur. Cela vous semble exagéré ? Pas tant que cela. Car en réalité, la notion de prédateur s’explique tout simplement selon les types d’interactions biologiques existantes entre organismes vivants.
Il existe quatre grandes catégories d’interactions entre les organismes vivants. La plupart du temps, les espèces sont indifférentes entre-elles. Les pâquerettes n’ont que faire des aigles. Il s’agit de neutralisme. Eventuellement une espèce tire profit d’une autre indifférente : c’est le commensalisme. Une hirondelle qui niche par exemple dans la grange d’une ferme.
L’interaction mutuelle positive la plus simple à identifier est la coopération. Un oiseau donne l’alerte à d’autres espèces de l’approche d’un rapace. Et le cas extrême est la symbiose, comme par exemple chez les lichens, association étroite entre un champignon et une algue unicellulaire.
La compétition est une interaction négative pour deux organismes qui se disputent alors la même niche écologique. Par exemple, le Vison d’Amérique et le Vison d’Europe. Enfin, vous connaissez forcément les deux interactions déséquilibrées (antagonisme) entre organismes : le parasitisme et le prédation. Le parasitisme est une association étroite et durable entre deux ou plusieurs organismes différents. Elle est nocive pour l’hôte mais bénéfique pour le parasite. Cette association n’entraîne pas forcément la mort de l’hôte, exception du parasitoïde. La prédation est une interaction directe, antagonisme unilatéral par excellence. Un des deux organismes succombera (ou peinera à se reconstituer pour un végétal). La prédation est par nature brutale, immédiate, et irréversible pour bon nombre des organismes prédatés.
L’homme est un prédateur au sens écologique
Au sens écologique, toute consommation directe et létale d’un organisme par un autre s’assimile à une prédation « vraie ». De même, le parasitisme peut se définir comme interaction antagoniste unilatérale et durable. Car le parasite aura besoin de maintenir son hôte en vie ! Tandis qu’à l’inverse, la prédation sera décrite comme une interaction aussi brutale que non-durable. En résumé, qu’est-ce que prédation en biologie ? Toute acquisition directe de matière bio-organique (consommation) aux dépens de la survie potentielle de l’organisme producteur. Nous retrouvons dans cette définition aussi bien les Carnivores, les Granivores ou les Herbivores. Et l’espèce Homo sapiens est donc bien un prédateur « vrai » !
Notons cependant que ces interactions antagonistes ne sont pas ici interprétée au regard d’une quelconque éthique ou morale anthropocentrique. Mais se justifie par des observations purement naturalistes. Linné, père de la classification binomiale des espèces, justifiait ces relations entre espèces par la « volonté de Dieu ». Il suivait ainsi une vision fixiste de la biodiversité et des interactions au sein des écosystèmes. Darwin, quant à lui, considérait prédation, parasitisme et concurrence comme des mécanismes purement et simplement « naturels ». Dès lors, y voir de la cruauté n’a guère de sens puisqu’ils échappent au jugement des Hommes.
La confusion entre prédation et zoophagie
Cependant, cette notion élargie de prédation n’est pas la plus souvent employée. Il existe une autre définition plus restrictive, plus usuelle, qui ne concerne que la zoophagie. Il s’agit alors de décrire la prédation comme un comportement animal précis. Elle nécessite donc de définir des stratégies de prédation selon les espèces concernées. Il existe ainsi trois grandes stratégies de chasse : la chasse « active », la chasse à l’affût, la chasse « passive » ou opportuniste.
Typiquement, l’image du prédateur « vrai » auprès du grand public concerne la chasse « active ». C’est à dire le loup chassant en meute, les lionnes bondissant sur les gazelles. Du sang, de la sueur, des crocs, des griffes, et de la poussière. Vae victis ! Ce qui est faux. Différents taxons autres que Homo sapiens ont recours à des outils pour une prédation active. Comme par exemple les Corvidés ou encore les Chimpanzés.
Tous les prédateurs ne chassent pas activement. Beaucoup sont à l’affût : l’araignée sur sa toile, la buse sur son perchoir, l’anémone de mer sur son rocher, le renard mulotant dans un champ. Enfin, certains organismes sont des prédateurs passifs, qui ne traquent pas leurs proies et s’en nourrissent plus par opportunisme. Le blaireau ne traque pas le campagnol, mais s’il en croise un dans son terrier, il le croquera. La confusion entre prédation et zoophagie peut même mener à des paradoxes de pensée. Personne n’irait désigner spontanément la vache comme un prédateur. Et pourtant, une vache broutant l’herbe dans son pré est pourtant bien une prédatrice, mais phytophage !
L’homme est-il devenu un prédateur « facultatif » ?
L’Homme en tant qu’organisme hétérotrophe chimioorganotrophe consomme forcément d’autres organismes pour se nourrir. C’est un omnivore. Mais il est raisonnable de considérer aujourd’hui cet omnivore comme un prédateur majoritairement « facultatif » . Nous avons appris à déléguer la chasse et la cueillette à l’élevage et à l’agriculture. Nos aliments sont déjà préparés, sans contacts directs avec leurs organismes d’origine. Nous avons donc créé au fil des millénaires de civilisations des interactions indirectes avec nos proies. Mais au regard des développements précédents, nous restons indiscutablement des prédateurs.
La lignée humaine est omnivore
L’Homme est-il par nature carnivore ou végétalien ? La question passionne les réseaux sociaux. Mais les deux réponses sont fausses. En réalité, l’Homme est un omnivore opportuniste qui a changé de mode d’alimentation plusieurs fois au cours du temps.
Le choix d’un régime alimentaire est de nos jours aussi bien culturel, économique que social. Notre assiette reflète avant tout qui nous sommes, et non plus les ressources de notre environnement. Nous devons cela aux immenses apports de l’agriculture et de l’élevage ! Mais cela n’a pas toujours été le cas. Nous avons longtemps dépendu des fluctuations des ressources disponibles. Les Hominidés ont aussi été sélectionnés selon leur aptitude à exploiter leur niche écologique.
Lignée humaine et consommation de viande
Le régime alimentaire des premiers Hominidés était certainement déjà omnivore (Pobiner, 2013). A la manière des Chimpanzés modernes, ils consommaient aussi bien des végétaux, racines, fruits et graines, insectes et parfois de la viande. Or la prédation n’est pas réservée aux seuls mammifères dotés de griffes ou de crocs, comme le suggère une croyance populaire. Les Chimpanzés eux-mêmes chassent en utilisant des outils. Ce que les premières lignées humaines ont dû certainement faire alors que voici 2,6 Ma la viande rentrait définitivement dans leur alimentation (Domínguez-Rodrigo et al. 2005).
Le carnivorisme des Hominidés est en soit unique parmi les primates. Contrairement aux Chimpanzés, les Hominina (Australopithecus, Paranthropus, Homo) vont consommer de plus en plus fréquemment de la viande et organiser leurs activités autour de la recherche de cette ressource alimentaire. Il est possible que la consommation de viande soit une ressource préférentielle en calories, en acides aminés et en micro-nutriments (Broadhurst et al., 2002). Les produits issus de la faune aquatique permettent aussi un meilleur développement du cerveau. L’augmentation de la consommation d’aliments d’origine animale aurait pu permettre aux Hominina d’augmenter leur taille corporelle sans perdre leur mobilité, leur agilité ou leur sociabilité (Milton, 1999).
La première présence conjointe d’outils en pierre associée à des preuves de régime carné date de 2 Ma (Ferraro et al. 2013). Les preuves les plus solides de marques de boucherie sur les os d’antilopes remontent à 1,5 Ma (Pobiner, 2013). Elles témoignent de l’utilisation de tranchoirs pour dépecer une proie. Chez Homo erectus, l’introduction de viande dans le menu des Homininés a considérablement diminué l’énergie nécessaire à la mastication (Zink & Lieberman, 2016). Les molaires sont plus petites et elles gagnent en relief, suggérant une adaptation à la consommation de viande. Les proportions et la taille de l’intestin humain sont uniques par rapport aux grands singes, suggérant des adaptations anatomiques et physiologiques de notre lignée (Milton, 1999). De même, Babbitt et al. (2010) ont mis en évidence des signatures génétiques témoignant de sélections génomiques en rapport avec une consommation de produits d’origine animale.
Une physiologie digestive adaptée au régime omnivore
Le pH de l’estomac des vertébrés est en relation avec leur régime alimentaire. Les charognards ont des pH très acides proches de 1,5 tandis que chez les herbivores, le pH aux alentours de 6 est presque neutre. Il s’agit d’une adaptation liée à la consommation de viande en tant que protection contre les pathogènes transmis par les aliments carnés. Dans le cas de l’estomac humain, le pH varie autour de 2,9 (± 0,33) avec même des extrêmes recensés à pH = 1,5 (Beasley et al. 2015). Cependant, le pH augmente souvent avec l’âge, ce qui peut éventuellement induire en erreur. Enfin contrairement aux idées reçues, le pH d’estomac plus basique que le nôtre : pH = 3,6 pour le chat domestique (carnivore généraliste) et pH = 5,1 pour la pipistrelle (insectivore stricte) !
L’intestin de l’Homme est plus long. A priori, pour des animaux de mêmes rapports de taille que l’homme les carnivores ont un intestin grêle court (3-6 mètres) et celui des herbivores est long (>10 mètres). Celui de l’Homme mesure 7-8 mètres. Mais sur le plan évolutif, l’intestin grêle humain a subi un rétrécissement plutôt inédit au sein des Primates. Chez l’homme, l’intestin grêle représente 56 % du volume total des intestins, tandis que le gros intestin est rétréci (Milton, 2003). Chez les grands singes, on constate la situation inverse. De même, la surface du tube digestif humain est étonnamment petite pour un Primate. Enfin en comparaison, la surface et la longueur de l’intestin humain le rapproche plus des proportions des chats et des chiens que des babouins ou des herbivores (Henneberg et al., 1998). Autant de critères trahissant une adaptation morphologique en relation avec la consommation d’aliments carnés.
Le cæcum est une portion du gros intestin dont la taille dépend du régime alimentaire. Chez les Mammifères Herbivores, cet organe est large et développé. Il accueille alors un microbiote spécialisé dans la digestion des fibres végétales les plus coriaces. Chez les Carnivores et les Omnivores, le cæcum est réduit à sa plus simple expression. C’est le cas des Ursidés chez qui le cæcum est absent. Mais également chez l’Homme pour qui cet organe est très réduit. L’excroissance de l’appendice apparaît comme un vestige évolutif lié à notre régime alimentaire désormais omnivore.
Adaptations génétiques à un régime omnivore
Babbitt et al. (2010) ont mis en évidence des signatures génétiques témoignant de sélections génomiques en rapport avec une consommation de produits d’origine animale. Mais il ne s’agit pas de la seule étude suggérant une évolution génétique en relation avec une alimentation carnée. En effet, il semblerait que l’homme soit plutôt mieux protégé des effets du cholestérol et des graisses que ses cousins grands singes. Le basculement vers régime carné fréquent a été aussi modulé par la sélection de gènes adaptés à la consommation de viande. Ces gènes joueraient rôle protecteur contre les agents infectieux véhiculés par la viande ou contre des taux élevés de fer et autres métaux présents dans la viande. Mais aussi en réduisant les risques les accidents cardio-vasculaires et de maladie d’Alzheimer (Finch & Stanford, 2004).
La lignée humaine témoigne également d’adaptations génétiques liées au développement de l’agriculture et à l’élevage. Depuis la domestication des céréales, le nombre de copies du gène AMY1 dans notre génome a augmenté. Plus le nombre de copies de ce gène exprimant l’amylase salivaire est élevé dans le génome d’un individu, plus celui-ci exprime l’enzyme dans sa salive ! Cette augmentation du nombre de copies du gène de l’amylase chez l’Homme serait due à l’importance grandissante de l’amidon dans notre alimentation d’origine agricole. Une étape supplémentaire vers un régime omnivore moderne. De plus, les duplications du gène AMY1 seraient liées à la consommation de tubercules et des racines cuites. Il s’agirait alors un témoin de l’abandon du crudivorisme dans l’alimentation au profit des aliments cuits.
« Ecce Homo sapiens », un primate omnivore adapté à son régime alimentaire
L’Homme n’est pas seulement un prédateur, c’est aussi un singe omnivore. Héritier d’une lignée humaine adaptée à la consommation de viande, il est également capable d’inclure différents aliments d’origine végétale dans son alimentation. Notons aussi que ses besoins métaboliques le rendent dépendants des produits d’origine animale. Ses besoins énergétiques élevés, mais aussi en DHA et en acide arachidonique par exemple, sont incompatibles avec les apports d’un régime végétalien (Cordain et al., 2001). Nous ne pouvons donc nous affranchir de notre régime omnivore qu’au prix de complémentations artificielles. Un choix qui appartient à chaque consommateur, mais qui pose toutefois la question de la résilience à long terme de notre organisme. Ce que les nombreux témoignages publiés sur le web confirment. Car malheureusement, la physiologie propre à chaque individu ne garantit pas forcément bonne une résilience face au régime végétalien.