Je publiais dernièrement sur les réseaux sociaux une réflexion rapide autour du rewilding (ou ré-ensauvagement en français). Ce fil de discussion faisait écho à un précédent article paru sur ce blog au sujet d’une forêt primaire dans les Vosges. Hélas, ce mode de gestion se résume à une opposition idéologique systématique entre ses partisans et ses détracteurs. S’il est évident que le rewilding est aussi prétexte à greenwashing, les médias en véhiculent aussi une interprétation biaisée. Dans cet article issu d’un thread twitter, je vous propose de développer ma réflexion avant d’examiner différents projets actuels de ré-ensauvagement.
Le rewilding : un retour à l’état sauvage indépendant de l’activité humaine
Contrairement à ce que beaucoup de lecteurs supposent, hélas certains partisans compris, le rewilding ne consiste pas à uniquement « laisser faire la nature » en espérant atteindre une auto-régulation immédiate. Ce mode de gestion passive nécessite une énorme réflexion sur les dynamiques écologiques s’il veut avoir une chance d’aboutir.
Le rewilding peut être défini comme une restauration visant à promouvoir l’autorégulation d’écosystèmes complexes en réhabilitant des facteurs et des processus écologiques non humains, tout en réduisant le contrôle et les pressions humaines (Svenning, 2020). En clair, le rewilding vise au retour à un état sauvage le plus indépendant possible de l’activité humaine. Mais pour autant ce mode de gestion signifie-t-il d’exclure l’homme dans la nature ? Non, je pense que c’est là une erreur.
L’équilibre des écosystèmes, un argument trompeur ?
L’objectif visé d’après les partisans de ce mode de gestion est de rétablir un « équilibre écologique » . Pour y parvenir, encore faut-il définir par un cahier des charges plus ou moins ambitieux pour restaurer un maximum de milieux et rétablir le plus possible d’interactions au sein des écosystèmes.
Cela peut se tenir, mais c’est à double tranchant. D’un côté, un écosystème à forte biodiversité et donc à multiples interactions au sein du réseau trophique peut gagner en résilience. Ce qui peut être un avantage pour encaisser les facteurs de dégradation (réchauffement climatique par exemple). D’un autre côté, qu’entend-on exactement par « équilibre » des écosystèmes ? Ce point n’est si clairement défini que cela. Choisit-on de maintenir par exemple un équilibre dynamique choisi précisément ? Est-ce forcément réalisable ?
Si l’objectif visé dans les discours des partisans de ce mode de gestion est un peu vague, il ne l’est nullement dans la littérature scientifique consacrée. Svenning l’énonce clairement. Pour se révéler efficace et fournir les multiples services écosystémiques promis, le rewilding se doit avant tout de promouvoir des écosystèmes résilients. Ce qui n’est pas sans évoquer le fameux article « Resilience and Stability of Ecological Systems » de Holling, en 1973.
Résilience ou stabilité ?
Il faut donc discuter la résilience d’un écosystème, paramètre précieux en ce siècle de changements environnementaux majeurs, et la stabilité ou degré de fluctuation d’un écosystème soumis à une perturbation avant de tendre vers un « état d’équilibre ». La résilience est la capacité d’un écosystème à absorber les facteurs biotique ou abiotique menaçant son intégrité. La stabilité est l’aptitude d’un écosystème à revenir à un état d’équilibre après une perturbation temporaire. Bien évidemment, cette balance entre résilience et stabilité décrite dans cet article de 1973 ne prend pas en compte les progrès l’écologie fondamentale. De même, un ré-ensauvagement efficace ne signifie pas une reforestation des écosystèmes, erreur souvent répandue dans les médias et réseaux sociaux.
Un mode de gestion privilégiant la stabilité vise un état d’équilibre prévisible des écosystèmes, mais dans lequel le moindre écart nécessite intervention. Dans un mode de gestion résilient, l’objectif n’est pas un équilibre précis, mais vise une hétérogénéité à plus grande échelle afin de rendre les écosystèmes plus robustes face à des facteurs déstabilisants. Un écosystème à forte stabilité mais faible résilience est donc potentiellement fragilisé (Holling, 1973).
Une gestion par rewilding doit être gage de résilience des écosystèmes
Pour s’avérer efficace, le rewilding doit donc s’appuyer sur la notion de patch dynamique des habitats dans le paysage, prendre en compte la perturbation écologique inévitable des systèmes sont ouverts, et enfin considérer les successions écologiques. Rewilding sous-entend donc forcément grands espaces diversifiés et fonctionnels. En d’autres termes, promouvoir une dynamique hétérogène de ces « patchs d’habitats » . Qu’ils soient ouverts, anthropisés ou fermés, ils abritent une biodiversité spécifique qui mérite tout autant restauration et conservation.
C’est-à-dire ? Un milieu urbain comme un milieu agricole peuvent accueillir une biodiversité spécifique. La somme de ces milieux hétérogènes doit donc aussi s’inscrire dans une dynamique des paysages avec les milieux dits « naturels » (ou sous entendu moins anthropisés). C’est pour ça que l’illustration de départ de cet article est intéressante, même si très largement idéalisée.
Exclure l’homme du projet de ré-ensauvagement est impossible
L’idée d’inclure une stratégie socio-économique forte et valorisante des territoires concernés par le rewilding est donc non seulement pertinente mais indispensable. Soyons réalistes, notre territoire est trop anthropisé pour exclure l’homme de la nature.
Le rewilding est donc pertinent s’il participe à la résilience des paysages européens. Trop souvent, il se présente comme un objectif de restauration de paléo-écosystèmes ou la promotion d’un rewilding du Pléistocène. C’est là une erreur fondamentale, tant ces conditions climatiques sont révolues que l’Europe anthropisée ne reviendra jamais vers cet Eden vierge passé.
Enfin, le rewilding nécessite la libération de surfaces terrestres considérables. Elle demande ainsi synergie avec de grandes dynamiques sociétales mais interroge également. Nécessitant une réorganisation des modèles agricoles vers plus d’efficience, elle peut sous-entendre le développement de surfaces dédiées à une production centralisée et ultra-intensive. L’urbanisation des populations peut libérer des espaces, mais interroge aussi sur la disparition du maillage rural au sein des territoires concernés. Où placer le curseur afin d’atteindre un équilibre socio-économique et environnemental ?
Forces et faiblesses des « espèces-ingénieurs »
Si je n’aime guère attribuer systématiquement des valeurs et services écosystémiques aux espèces sauvages, il faut bien reconnaître que l’idée d’auxiliaires « espèces-ingénieurs » pour une gestion passive est séduisante. Mais pose quelques questions de fond, tout de même. Est-ce forcément une bonne idée d’introduire aujourd’hui des espèces-ingénieurs même en justifiant de leur présence passée dans le milieu ? N’est-ce pas risqué si jamais les dynamiques oscillent vers une pression trop forte de ces espèces, passant alors d’ingénieurs à nuisibles ?
C’est notamment le dilemme du sanglier. Espèce-ingénieur à densité modérée (notamment pour la formation du sol, le stockage du dioxyde de carbone), mais qui à forte densité se révèle potentiellement dangereux pour les couvertures végétales ? Et comment garantir que la réintroduction de prédateurs aura réellement l’effet de restauration espéré des cascades trophiques ? Pas si simple de passer du papier à la réalité du terrain ! Et pourtant, répétons-le, il serait dommage de jeter le bébé avec l’eau du bain.
Le rewilding : un objectif bien plus difficile à atteindre qu’il n’y paraît !
Si le rewilding peut se présenter comme un moyen passif d’atteindre la résilience des paysages, ce concept médiatique est aussi prétexte à greenwashing. Un constant que nous ferons à l’appui des différents projets actuels financés par des intérêts privés. Aussi, le recours à un mode de gestion dit de rewilding nécessite une sérieuse réflexion écologique si ses promoteurs veulent aboutir à un projet viable.
En effet, le principal piège du rewilding repose dans l’utopie d’un équilibre naturel fantasmé. L’ouvrage « L’Europe réensauvagée » de Gilbert Cochet et Béatrice Kremer-Cochet véhicule par trop l’image d’un « jardin d’Eden » naturel qui pourrait ainsi refleurir. Or le retour à un Paléolithique fantasmé n’a que peu d’intérêt face aux défis environnementaux actuels.
Nous vivons une période de perturbations majeures qui nous est largement imputable. Il faut donc, à mon humble avis, privilégier la résilience pour que les milieux naturels – comme nos propres milieux anthropisés – encaissent les perturbations de plus en plus violentes à venir. Bonne nouvelle, cette résilience s’accompagne de transitions vertueuses pour le climat et l’environnement.
Du retour des Bisons sauvages en Europe
Les Bisons d’Europe de la Forêt de Białowieża, en Pologne, n’ont de cesse de faire des émules. Le braconnage anéantit la population en 1919. L’espèce bénéficia d’un programme de réintroduction qui aboutit en 1952 par un premier relâcher. On dénombre aujourd’hui plus de 900 individus. Considéré comme une « espèce ingénieure » qui participe à la régénération des forêts, le Bison d’Europe fait des émules.
En Roumanie, un programme de réintroduction débute en 2014. Il vise à favoriser le retour du Bovidé plus de 200 ans après sa disparition. La zone protégée couvre 59 000 hectares. En automne 2021, le troupeau s’agrandissait avec 38 naissances.
Récemment en Angleterre, un projet similaire de rewilding débutait en grande pompe, avec l’annonce d’une première naissance en septembre dernier. Une première depuis 12.000 ans ! La nouvelle aurait de quoi enchanter, si les dimensions du projet laissaient sceptique. Enfermé dans un enclos de 5 hectares, le troupeau ne bénéficiera au final que de 200 hectares boisés. Une goutte d’eau pour ces grands herbivores qui nécessitent de larges espaces forestiers.
Le site d’implantation est hélas pris en tenaille entre Chestfield et Canterbury. Il ne peut que difficilement s’étendre au-delà de l’espace restreint de la Forêt de Thornden. Les connexions avec les forêts de Blean Woods à l’Ouest et de East Blean à l’Est sont déjà fragmentées. Et la pression urbaine menace aussi ces territoires. Le projet, mené en partenariat avec les Kent Wildlife Trust et Wildwood Trust, évoque plutôt une opération de « greenwashing » en relation avec l’engouement actuel autour du ré-ensauvagement. C’est là un exemple flagrant d’une récupération « commerciale » du principe du rewilding et sans intérêt particulier pour le territoire.
Reconstruire la nature ibérique : l’exemple espagnol
L’ONG Rewiding Europe a récemment lancé un programme de ré-ensauvagement en Espagne sur une surface de 850.000 hectares, à l’Est de Madrid. Elle s’appuie sur une déprise agricole et baisse démographique pour réensauvager ce territoire. Selon Pablo Schapira de Rewilding Spain, il y aurait moins de deux habitants par km² sur ce territoire, ce qui justifie le choix de la localisation pour ce projet nommé « Iberian Highlands Rewilding Landscape ». Cette section est une restitution d’un précédent fil twitter.
Parmi la grande faune visée par ce programme de conservation : le Vautour moine, le Lynx ibérique, des Chevaux « semi-sauvages » mais aussi des Aurochs. Actuellement, 11 chevaux ont été relâchés près de Mazarete cet été, avec un premier poulain déjà né. Le programme prévoit d’autres lâchers. Un troupeau d’aurochs d’élevage parcourt désormais les prairies de Frias de Albarracín.
Les Vautours moines font déjà l’objet d’un programme de réintroduction. Et le Lynx ibérique parcourra ce territoire sauvage avec 3-4 individus relâchés d’ici un an ou deux. Pour le moment, le projet ne comporte pas de réintroduction du Loup ibérique (Canis lupus signatus) par peur des attaques sur le bétail. Comme nous le verrons plus loin, il est question de favoriser plutôt le retour progressif de ce Carnivore.
Intégrer les activités humaines dans ces grands espaces sauvages
Des volets de ce programme visent aussi à conserver les dernières forêts anciennes de la région. Ces dernières étant dans des états particulièrement fragiles à l’heure actuelle. Il n’est ainsi pas question d’exclure les activités humaines restantes de ce programme. Au contraire, le projet vise à redynamiser l’économie moribonde du territoire grâce au tourisme vert.
Le programme vise aussi à éviter le risque d’exploitation minière ou forestière. Il n’est cependant pas prévu de recourir à une gestion agro-sylvo-cynégétique. La régulation par la chasse devant céder le pas à l’espoir que le Loup ibérique recolonise naturellement la zone. Le territoire doit également bénéficier d’un futur statut de protection que l’article consulté ne précise pas. Mais certainement sous la forme de Parc Naturel pour se concentrer sur la conservation. Mais quelle est déjà la situation en terme de conservation sur place ?
Le projet des hautes terres ibériques comprend trois zones centrales – la Serranía de Cuenca, l’Alto Tajo et les Montes Universales. Point de vue statuts de protection actuels, près de la moitié le sont déjà en tant que sites Natura 2000. Le projet bénéficie déjà d’un financement pour trois ans, avec un budget de 800-900 k€ par an. Depuis 2009, les ONG travaillent avec des associations locales pour favoriser l’acceptation locale du projet. Reste à voir ce qu’il en sera, en paroles comme en actes, dans les années à venir