Les abeilles domestiques sont-elles impliquées dans le déclin des insectes pollinisateurs ? Cette question polémique, en plein débat sur les néonicotinoides, n’en demeure pas moins une question sérieuse, tant Apis mellifera peut impacter l’entomofaune locale. Dans cet article, je vous propose de revenir sur deux causalités possibles de déclin des pollinisateurs sauvages liées aux abeilles européennes. D’abord les relations de compétition au sein des écosystèmes. Ensuite la propagation de parasites et agents pathogènes par les abeilles domestiques.
L’apiculture dans le bassin méditerranéen et la Mésopotamie remonte à l’Age de Bronze, voire au Néolithique. Les premiers témoignages de domestication des abeilles datant de 4500 ans sont visibles dans le temple solaire d’Abou Ghorab. Depuis l’Antiquité, l’apiculture représente une activité agricole importante, en Grèce antique puis dans la Rome antique. Pline l’Ancien et Virgile décrivirent ainsi abondamment les techniques apicoles en leurs temps.
L’exploitation intensive de l’abeilles domestique débute fin XVIIIème siècle. Mais les premiers essaims d’abeilles arrivent en Amérique du Nord en 1622 avec les colons de Virginie, puis atteignent la Californie en 1850. Au XIXème siècle, les colonies britanniques vont diffuser l’espèce jusqu’en Australie (1826) et Nouvelle-Zélande (1839). Déjà en 1859, Charles Darwin s’inquiète des conséquences de l’introduction des abeilles domestiques sur l’endémique australienne Trigona carbonaria !
Relations de compétitions entre abeilles domestiques et espèces sauvages
Si les craintes de Darwin ne s’avérèrent pas confirmées, il n’empêche que le brillant naturaliste anglais avait vu juste quant aux impacts négatifs possibles de l’importation d’abeilles domestiques sur les écosystèmes autochtones. Il suffit en effet que les abeilles domestiques entrent en compétition avec les pollinisateurs autochtones pour que leurs colonies soient menacées de déclin. Les ruches introduites pourraient ainsi être responsables d’une baisse de la richesse spécifique entomologique. Mais s’il existe des preuves de telles relations de compétition, il reste difficile de mettre en relation déclin des insectes pollinisateurs et pression compétitive des abeilles domestiques (Goulson, 2002). Une méta-analyse réalisée par Mallinger et al. (2017) notait que 53 % des études examinées signalait des effets négatifs des abeilles domestiques sur les abeilles sauvages. Contre 28 % ne signalant aucun effet et 19 % donnant des résultats mitigés.
Des effets variables en milieux urbains et suburbains
Prendergast et al. (2021) ont suivi pendant deux ans la compétition entre abeilles sauvages et domestiques dans les jardins résidentiels australiens et zones sauvages des secteurs urbanisés. Les résultats montrent des corrélations positives avec l’abondance et la richesse spécifique en abeilles sauvages la première année, puis négatives la seconde année. Les abeilles domestiques n’abaissent pas directement la diversité en abeilles indigènes. Mais des relations complexes s’établissent en fonction des taxons autochtones, de la spécialisation vis à vis des espèces florales, ou encore selon les habitats fréquentés. Casanelles-Abella et al. (2022) soulignent également dans une étude menée sur 23 jardins urbains de Zurich (Suisse) que la concurrence directe pour les ressources alimentaires disponibles n’est pas le principal facteur de maintien de communautés d’abeilles sauvages. En fait, les densités d’abeilles sauvages sont reliées à la disponibilité en ressources alimentaires locales.
Pour autant, les milieux urbains ne sont pas des zones de cohabitations potentielles en fonction de ressources suffisamment disponibles. A Paris, les taux de fréquentation des pollinisateurs sauvages sont négativement corrélés aux densités de colonies d’abeilles mellifères présentes dans le paysage environnant. Pareil pour les taux de visite des bourdons et des coléoptères qui ont considérablement diminué (Ropars et al., 2019). D’où la fameuse polémique autour de l’implantation de ruches urbaines dans les grandes villes.
Eléments de corrélations négatives entre abeille domestique et pollinisateurs sauvages
A l’inverse, certaines études parviennent à mettre en évidence des corrélations négatives lors de concurrences entre abeilles domestiques et pollinisateurs sauvages. Herrera (2020) rapporte le suivi des populations d’abeilles sauvages dans treize pays méditerranéens entre 1963 et 2017. Les proportions d’abeilles sauvages butinant les fleurs étaient quatre fois supérieures aux abeilles domestiques en début de période. Les ratios étaient identiques cinquante ans plus tard. Ce qui laisse à penser que la domination progressive des abeilles domestiques pourrait impacter la biodiversité méditerranéenne à l’avenir. Un résultat également confirmé par Lázaro et al. (2021) qui notent que dans les Cyclades, l’intensification de l’apiculture a un effet négatif sur l’abondance et la richesse spécifique des abeilles sauvages. Lors d’études sur 36 vergers (habitats semi-ouverts) en agriculture biologique ou non, Weekers et al. (2022) montrent que la diversité des abeilles sauvages diminue sur les sites à forte dominance d’abeilles domestiques. Les pratiques agricoles n’atténuent pas cette tendance négative.
En Ecosse, Goulson & Sparrow (2008) se sont appliqués à comparer la taille du thorax des bourdons Bombus pascuorum, B. lucorum, B. lapidarius et B. terrestris sur des sites avec ou sans présence de ruches d’abeilles domestiques. Pour rappel, un insecte est composé de trois parties distinces : la tête, le thorax et l’abdomen. Les mesures thoraciques sont considérées comme suffisamment robustes pour suivre les variations de taille d’individus. Tous les bourdons ouvriers de ces espèces coloniales présentaient des dimensions significativement inférieures dans les zones prospectées par les abeilles domestiques. Cette réduction de taille pourrait avoir des conséquences sur la survie des colonies et entraîner alors leur déclin.
Les « abeilles tueuses » : un exemple de pollution génétique
Un cas célèbre d’invasion dévastatrice par excellence demeure cependant l’Abeille africanisée, communément appelée « abeille tueuse ». Il s’agit d’une lignée hybride de sous-espèces d’Apis mellifera ssp. importées au Brésil en 1957 pour leur résistance aux climats tropicaux. Or ces abeilles sont capables d’envahir les colonies d’abeilles domestiques. Elles polluent alors génétiquement la ruche, mais produisant aussi des reines hybrides qui détruisent les cellules royales de leurs rivales. Peu à peu, la ruche envahie perd son patrimoine génétique et devient un essaim hybride. Résistant mieux aux pathogènes et aux climat chauds, elles se répandent rapidement en Amérique du Sud. Ces abeilles présentent un comportement plus agressif envers l’homme. La première mention d’un décès au Texas en 1993 leur ont valu le qualificatif de « tueuses ».
La transmission de parasites et pathogènes entre pollinisateurs
Ce n’est pas la seule importation d’Hyménoptères en Amérique. Citons aussi Megachile ritundata ; M. apicalis ; Osmia cornuta ; O. coerulescens, et même notre Bombus terrestris, le bourdon terrestre. Ce dernier, menacé en Europe par les insecticides, est un invasif redoutable en Amérique. Initialement importé pour faciliter la pollinisation des plants de tomates, cet auxiliaire agricole est devenu rapidement une peste invasive pour le Bourdon des Andes (Bombus dahkbomii). Cette espèce endémique est menacée car sensible aux parasites de nos Bourdons européens. Avec ce premier exemple, nous abordons une menace directe pour les Hyménoptères autochtones : la transmission de parasites et agents pathogènes par l’abeille domestique.
Le fléau Varroa destructor
Varroa destructor est un redoutable parasite des Abeilles. Il s’agit d’un acarien, responsable parmi d’autres facteurs du syndrome d’effondrement des colonies d’abeilles. Cet acarien était initialement un parasite de l’Abeille asiatique Apis cerana. Il ne lui cause pas d’aussi sévères dommages qu’à l’abeille domestique, probablement parce que Varroa destructor et Apis cerana co-évoluent ensemble depuis des millions d’années. Mais l’Abeille asiatique est plus petite et produit moins de miel. C’est pourquoi l’abeille domestique fut massivement importée en Asie. Or le Varroa destructor a pu changer facilement d’hôte, favorisé par la plus forte sensibilité de nos Abeilles domestiques. En effet, nos abeilles n’ayant pas évolué au contact de ce parasite, elles ne possèdent pas de défenses efficaces contre cet acarien.
Le varroa se fixe sur les larves et pupes d’abeilles. En se nourrissant de l’hémolymphe et des acides gras, le parasite prive l’abeille de nombreuses cellules sanguines et de nutriments. La varroose est donc associée à des malformations de développement et la transmission de maladies dont l’acarien est vecteur. En 1963, les premiers cas de parasitisme sont ainsi signalés à Singapour et Hong-Kong. Le Varroa destructor progresse alors de ruches en ruches, atteignant l’Europe de l’Est à la fin des années 1960. La France ensuite, en 1982. Le Varroa destructor atteint les Amériques avec le Brésil en 1970 et les USA en 1979. Enfin, il s’implante en Nouvelle-Zélande en 2000 et à Hawaï en 2007.
Les virus à ARN de l’abeille domestique
Les virus à ARN présentent une évolution rapide, et provoquent de graves pertes d’effectifs aux colonies d’abeilles domestiques. Manley et al. (2015) portent une attention toute particulière à ces virus, en raison de leur propension à passer d’une espèce hôte à l’autre. Ils pourraient alors menacer rapidement des communautés entières de pollinisateurs sauvages, dont l’importance écologique et économique n’est plus à démontrer. Ces auteurs rapportent que de nombreuses espèces de pollinisateurs sauvages sont exposées à des virus provenant d’espèces butineuses commerciales. Ce qui entraîne de multiples risques d’effondrements d’abondances et de richesses spécifiques.
C’est le cas du virus de l’aile déformée, un virus ARN disséminé dans la nature par les ruches d’apiculteurs. Les abeilles domestiques sont sensibles à différents pathogènes émergentes. Dont figure ce virus à ARN identifié pour la première fois en 1980 au Japon. Les pollinisateurs sauvages tels que les bourdons sont en déclin mondial, et l’une des causes pouvant l’expliquer serait la propagation de ce virus ARN véhiculé par les abeilles domestiques (Fürst et al., 2014). D’après Alger et al. (2019), les souches virales se propagent des abeilles domestiques aux bourdons sauvages par l’intermédiaire des fleurs contaminées lors des contacts avec les pollinisateurs (Graystock et al., 2015). Or les compétitions de pollinisateurs pour les mêmes ressources florales ne peuvent qu’augmenter les transmissions potentielles ! Enfin, l’acarien Varroa destructor augmente la prévalence du virus de l’aile déformée d’environ 10 à 100 % dans les populations d’abeilles mellifères (Martin et al., 2012) ! Ce parasitisme favorise l’émergence d’un réservoir viral chez nos abeilles.
Maladies fongiques
Les parasites fongiques s’en mêlent également. Les abeilles sont sensibles au Nosema ceranae, un champignon appartenant au taxon des Microsporidies. Nosema ceranae infecte l’intestin des abeilles mais modifie aussi leur comportement. Les abeilles contaminées quittent la colonie, mais s’égarent et ne retrouvent jamais leur ruche. Progressivement, la colonie se dépeuple, aussi Nosema ceranae fait partie des facteurs biotiques responsable du syndrome d’effondrement des colonies d’abeilles. Or si ces agents fongiques infectent les abeilles domestiques, ils font de même pour les pollinisateurs sauvages. Abeilles et Bourdons sauvages peuvent disperser les parasites fongiques du genre Nosema sp. au sein des écosystèmes. Ils se contaminent mutuellement par des mécanismes qui ne sont pas encore tous élucidés (Graystock et al., 2015). Enfin, Nosema ceranae est souvent synonyme de co-infections virales. Ce qui entraîne encore plus de dégâts au sein des colonies d’abeilles comme des espèces natives des écosystèmes visités !
Conclusion
L’abeille domestique n’e’est sont pas forcément la meilleure ambassadrice de la biodiversité. Potentielles concurrentes des espèces locales, vectrices de parasites et agents pathogènes, elles contribuent aussi au déclin des insectes pollinisateurs. Un facteur biologique qu’exacerbent d’autres menaces planant sur les espèces pollinisatrices. Notons par exemple la suspicion d’effets sublétaux des pesticides augmentant la sensibilité des colonies de pollinisateurs aux parasites et agents pathogènes (Briden et al., 2013). Mais toujours est-il que la propagation commerciale de l’abeille domestique, vecteur de ses propres pathogènes, agit comme une boîte de Pandore ouverte sur la biodiversité.