Un article de la revue Trends in Ecology & Evolution paru en octobre 2021 fait l’objet d’une polémique parmi les écologues. Et pour cause, il fait office de pavé dans la mare en venant bousculer nos certitudes sur l’agriculture biologique. Cependant, ce papier synthétise suffisamment de méta-analyses pour bâtir les bases d’une réflexion pertinente pour un transition agricole respectueuse de la biodiversité. En voici les informations-clé.
Teja Tscharntke et ses collaborateurs n’hésitent pas à remettre en question dans cet article l’opinion largement répandue selon laquelle l’agriculture biologique actuelle serait la seule alternative crédible face aux agricultures « conventionnelles » pour favoriser la biodiversité dans les paysages agricoles. Mais dans les faits, Tscharntke et al. notent qu’en simplifiant le débat autour des pesticides de synthèse, l’agriculture biologique (AB) se limite principalement à l’interdiction des produits agrochimiques de synthèse. Alors que selon leurs propres réflexions, ce bannissement n’aurait que des avantages limités sur la biodiversité.
En revanche, compléter ces mesures par une diversification des terres cultivées et réduire la surface des champs seraient des facteurs multiplicateurs de la biodiversité des agroécosystèmes. En d’autres termes, ces chercheurs proposent de repenser également l’écologie du paysage et les dynamiques agricoles. Ils prescrivent une mosaïque d’habitats semi-naturels et d’agrosystèmes à l’échelle du paysage. Une stratégie qui, selon eux, apporterait des résultats concluants aussi bien en agriculture biologique que « conventionnelle ».
Les pesticides sont-ils la clé pour concilier agriculture et biodiversité ?
Si nos chercheurs se sont penchés sur les paysages agricoles, c’est parce que de leur point de vue étayé, l’agriculture serait la principale cause de déclin de la biodiversité mondiale. Mais en parallèle, la FAO appelle continuellement à augmenter la productivité afin de nourrir l’Humanité. Le changement de paradigme nécessaire pour inverser le déclin actuel de la biodiversité doit ainsi combattre le modèle d’agriculture intensive dans son ensemble : intrants agrochimiques, grandes « monocultures » et homogénéisation du paysage.
L’AB interdit toute substance active de synthèse comme les pesticides. Elle est donc souvent présentée comme une alternative fondamentale à l’agriculture conventionnelle. Cependant, notre perception de son influence sur la biodiversité serait exagérée. L’AB permet d’augmenter de 34% en moyenne la richesse spécifique et de 50% l’abondance des agroécosystèmes. Mais elle entraîne des pertes de rendement, et nécessite par conséquent de plus grandes surfaces cultivées en compensation.
Le cahier des charges en AB n’interdit pas les pesticides
Bien entendu, l’abandon des herbicides, par exemple, au profit du désherbage mécanique a des avantages indirects sur toute la biodiversité des agroécosystèmes. Cependant, les exploitations AB utilisent toujours des pesticides. Et même si ces substances actives ne sont pas classées « synthétiques », elles utilisent des composés potentiellement dangereux et persistants dans les sols.
C’est notamment le cas du sulfate de cuivre, massivement utilisé pour faire face aux pathologies fongiques ou bactériennes, mais encore la pyréthrine, ou encore l’azadirachtine. Ces composés dits « naturels » peuvent faire potentiellement autant de dégâts que les pesticides de synthèse. Pire encore, ces traitements dits « biologiques » peuvent être encore plus intensifs qu’en conventionnel, ce qui pose le problème de la dose totale pulvérisée. Même si leur dangerosité est moindre, la quantité répandue vient contrebalancer l’avantage écotoxicologique initial.
Bannir les pesticides de synthèse n’est par conséquent pas la seule clé du problème. Dans l’ensemble, il faut aussi penser à des stratégies d’application intelligentes et une meilleure gestion des agroécosystèmes pour éviter les pulvérisations massives. Et ce problème n’est pas propre qu’aux intrants de type pesticides. De même, une sur-fertilisation nocive se produit non seulement avec les engrais minéraux, mais aussi avec le fumier, quel que soit le système agricole !
Mieux gérer les paysages agroécosystémique pour améliorer la biodiversité
En fait, la gestion des paysages agricoles peut se révéler particulièrement crucial. Réduire l’usage de produits agrochimiques améliorera certes les populations d’espèces communes, mais la richesse spécifique peut augmenter encore plus si l’accent est aussi mis sur la diversité d’habitats. Pour cela, il faut aussi promouvoir des habitats semi-naturels qui comprennent les haies, les limites des champs herbacés et les agroécosystèmes traditionnels non économiques tels que les prairies calcaires, les prés et les vergers.
Selon ces chercheurs, un seuil de 20 % d’habitat semi-naturel dans les paysages agricoles est essentiel au maintien de la biodiversité. Promouvoir une hétérogénéité des paysages, avec des corridors écologiques connectés, est donc une solution cruciale pour la biodiversité.
De même, des surfaces plus petites sont au final plus favorables à la biodiversité, aussi bien en agriculture biologique que conventionnelle. Diminuer les parcelles de 6 ha à 1 ha par exemple peut multiplier par six la richesse spécifique. Ce qui correspond au même gain de biodiversité que transformer 35 % du territoire agricole en habitat semi-naturel !
Des bénéfices notables en agriculture pour la biodiversité
Parmi les avantages rapportés par les auteurs, voici quelques exemples pertinents. Une plus grande diversité d’habitats sur les terres agricoles, mais pas forcément une conversion à l’agriculture biologique, augmente la diversité des papillons dans les fermes d’environ 50 %. De même, la complexité du paysage augmente la richesse spécifique en abeilles sociales de plus de 4 fois, tandis que la richesse spécifique en abeilles solitaires augmente d’environ 50 %.
Dans les paysages à forte densité de lisière, 70 % des espèces pollinisatrices et 44 % des espèces ennemies naturelles atteignent les abondances les plus élevées, tandis que la pollinisation et la lutte antiparasitaire s’améliorent respectivement de 1,7 et 1,4 fois.
L’augmentation de 250 m de la longueur des haies par champ fait passer la diversité des oiseaux de 1 à 12 espèces, tandis que la conversion de l’agriculture conventionnelle à l’agriculture biologique n’augmente la richesse spécifique que de 50 %.
Le piège d’une agriculture biologique devenue intensive ?
Nous définirons ici la monoculture comme une technique de culture intensive consistant à renouveler sur de longues périodes et sur le même sol le même type de production végétale.
Or si la question se pose aujourd’hui, c’est aussi parce que la production biologique tend à devenir un système agricole constitué de grandes surfaces en monocultures semblables à de grandes surfaces conventionnelles. De même pour les cultures maraîchères, qui sont comparables aux gros ensembles de serres ou de cultures sous bâche plastique.
La demande est telle que la similitude avec le conventionnel est troublante. Dans la province d’Almeria (Espagne), au cœur de l’agriculture intensive européenne, plus de 50 % des fruits et légumes sont cultivés sous des bâches en plastique. La proportion d’agriculture biologique a pourtant augmenté dans cette province en une décennie de 1,4 % à 10,3 %.
Pour les auteurs, la diversification des systèmes agricoles est essentielle pour la restauration de la biodiversité et des services écosystémiques associés, tels que la pollinisation et la lutte biologique contre les ravageurs et les « mauvaises herbes ».
A l’inverse, le piège consisterait à s’orienter vers un système de grandes monocultures ou des rotations de cultures simplifiées visant des cultures standards : blé, orge, colza. Que ce soit en conventionnel ou en AB, ces rotations simplifiées comme ces monocultures épuisent le sol, favorisent les infestations de ravageurs et créent un risque de goulot d’étranglement pour les pollinisateurs et auxiliaires biologiques.
Sortir du cercle vicieux des monocultures
Globalement, les rotations de cultures ne sont que 15 % plus longues en agriculture biologique qu’en agriculture conventionnelle (4,5 ans au lieu de 3,8 ans). Pourtant, les fermes biologiques ont en moyenne une richesse en espèces de cultures supérieure de 48 %. Alors qu’une rotation plus diversifiée des cultures, avec des modèles mixtes de partage des surfaces agricoles dans le paysage, serait beaucoup plus efficace conjointement aux habitats semi-naturels pour conserver les services écosystémiques tels que la pollinisation et la lutte biologique contre les ravageurs.
Diversifier les cultures est une clé pour améliorer les rendements. Mais surtout si le modèle visé prône une polyculture diversifiée sur de longues périodes (au moins 7 ans). Hélas, les chercheurs notent que la tendance générale est à l’intensification et la spécialisation des territoires, en AB comme en conventionnel.
Une vérité qui dérange ?
A l’heure où l’agriculture biologique bénéficie d’un fort support médiatique, cette publication vient jouer les trouble-fêtes. En remettant en cause le rôle prépondérant des pesticides dans la perte de biodiversité en agriculture, l’analyse de Tscharntke et al. soulève pourtant une question fondamentale. Au final, n’est-il pas nécessaire d’avoir une vision multifactorielle du problème ? Il semblerait, à la lecture de cet article, que des solutions monospécifiques ne suffisent pas à accompagner la transition agricole vers des écosystèmes résilients. Mais qu’au contraire, une approche systémique basée sur l’écologie du paysage nous apporte des solution aussi pertinentes qu’efficaces.