Albatros et bateaux de pêche : pièges mortels en haute mer

La surpêche menace les Albatros. Attirés par les bateaux de pêche à la palangre, ces géants marins tentent de capturer l’appât et se retrouvent hameçonnés sous l’eau. Un piège mortel qui menace la survie de populations de ces magnifiques oiseaux pélagiques. Dans une étude récemment publiée par la revue Proceedings of the Royal Society B, Henri Weimerskirch et ses collègues du Centre d’Etudes Biologiques de Chizé se sont intéressés à l’attraction exercée par ces bateaux de pêche suivant la classe d’âge des albatros. Un travail sur plusieurs années, d’autant plus important qu’il permet de mieux comprendre la balance coût-bénéfice à l’échelle des albatros, et donc de renseigner l’impact de ces pêcheries industrielles sur la protection de ces oiseaux pélagiques.

Les navires ont toujours attiré les albatros. Charles Darwin, rapportait son « Journal de Bord » durant le Second Voyage du HMS Beagle leur vol indolent en pleine tempête. Baudelaire tira de ces oiseaux pélagiques l’inspiration d’un célèbre poème éponyme. Cependant, la pêche industrielle a bouleversé l’exploitation des ressources halieutiques tout autant que les comportements des oiseaux marins. Il est désormais fréquent d’observer des albatros dans le sillage des navires usines. Ces magnifiques géants marins sont même capables de les repérer à 30 kilomètres de distance !

Albatros d'Amsterdam - Wikipédia
Albatros d’Amsterdam – Wikipédia

Une surpêche redoutable pour les écosystèmes marins

L’impact de la surpêche sur les écosystèmes pélagiques est redoutable car elle entraîne la raréfaction progressive des stocks de poissons. Mais ces pêcheries fournissent aussi de nouvelles ressources marines « artificielles » : appâts disposés sur les lignes, prises non-commerciales rejetées, déchets non transformés par les bateaux-usines. Ces ressources attirent les Procellariiformes en tant que charognards pélagiques.

Non seulement ces ressources alimentaires sont attractives, mais cette surpêche vient perturber les réseaux trophiques et augmente la mortalité des oiseaux pélagiques en raison des captures accidentelles. En effet, les albatros sont attirés par les Céphalopodes et autres appâts disposés pour la pêche à la palangre. Ils plongent pour suivre l’appât sur les lignes et risquent de se noyer, accrochés à l’hameçon.

Ainsi, ces pêcheries sont responsables de prises accidentelles d’oiseaux marins et menacent l’état de conservation de nombreuses espèces. Les ornithologues estiment ainsi que la pêche à la palangre tue des centaines de milliers d’albatros chaque année ! Or ces chiffres ne concernent que les déclarations d’activités légales. La surpêche s’accompagne également de pratiques illégales cachant les chiffres réels de ce massacre.

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Les dangers de la pêche à la palangre pour les Albatros. Illustration d’Emily Eng / Birdlife International

Un nouveau comportement lié aux bateaux-usines

Comment ces nouvelles ressources artificielles influencent les oiseaux pélagiques ? Les données ne sont pas si nombreuses. Notamment chez les Albatros, oiseaux marins dotés d’une très longue longévité (jusqu’à 80 ans chez l’Albatros hurleur). L’adoption de ce nouveau comportement pourrait être favorisée par la néophilie, c’est à dire l’attraction provoquée par des stimuli inconnus. La récompense étant alimentaire, cette attraction positive se retrouve sélectionnée.

Néanmoins, les albatros ayant une longévité exceptionnelle, la néophilie se manifeste de manière variable selon l’âge des individus. Les jeunes individus jeunes sont plus curieux que les tranches d’âges supérieures. Or cette explication n’est pas suffisante. Le comportement individuel influence l’attirance face à de nouvelles ressources. Qui plus est, ce trait de caractère serait génétique, donc héréditaire, et ainsi soumis à une sélection naturelle.

Si ces nouvelles ressources ont un impact positif sur la reproduction, elles vont sélectionner ce trait de caractère audacieux. Mais les captures accidentelles affectent aussi la survie des individus, d’où la formulation de l’hypothèse d’une balance bénéfice-risque. Enfin, ces pêcheries sont bruyantes, et la nous ne connaissons que trop mal la perturbation sonore chez ces oiseaux marins. Les agrégats de grands oiseaux pélagiques dans le sillage des bateaux représente donc un comportement tout aussi nouveau qu’induit par les activités humaines.

De nouvelles relations sociales entre Albatros

Ces radeaux multi-spécifiques d’oiseaux pélagiques dans le sillage des bateaux-usines pourraient générer des relations de compétitions intra- et inter-spécifiques. Les individus les plus curieux sont souvent plus audacieux et plus agressifs. Mais risque-t-on d’induire une compétition en défaveur des oiseaux les plus timides ? Et quels seront les impacts inter-espèces dans le cas où une ou plusieurs espèces sont fortement sélectionnées par cette ressource artificielle ?

L’article de Weimerskirch et al. (2023) s’intéresse tout particulièrement à l’attraction exercée par les bateaux de pêche chez deux espèces d’albatros selon leur classe d’âge. Ils ont pour cela suivi à partir d’enregistreurs GPS deux groupes d’oiseaux : 403 individus d’Albatros hurleurs et 30 individus d’Albatros d’Amsterdam.

Les auteurs tablent sur deux hypothèse de recherche : soit les jeunes individus sont attirés par néophilie, soit il s’agit d’un comportement progressivement acquis et alors les individus plus âgés sont majoritaires.

Utilisation d’enregistreurs GPS et des données SIA

Ces enregistreurs GPS ne gênent nullement les Albatros. Ils pèsent 40 g à 65 g selon les modèles utilisés, sachant qu’un Albatros hurleur adulte pèse entre 7 et 12 kg ! Tous les oiseaux suivis durant cette expérience ont été capturés sur la colonie de Crozet et les GPS fixés aux plumes du dos avec un ruban adhésif spécial. Les opérations de pose des enregistreurs GPS ont lieu entre 2016 et 2018. Au cours des années suivantes jusqu’en 2020, plus de 250 millions de localisations d’individus précis ont ainsi été obtenues.

Les chercheurs suivent en parallèle un autre groupe plus spécifique d’oiseaux bagués et dont le comportement leur est déjà connu. Les éthologues en mission à Crozet disposent de données comportementales précises obtenues par des protocoles robustes. Comme les sessions de baguage de poussins d’albatros sur les colonies de Crozet, Amsterdam et Kerguelen sont fréquentes depuis les années 1960, il est possible de connaître l’âge des oiseaux bagués lors des captures au sol avant de les équiper d’enregistreurs GPS.

Au total, les chercheurs ont équipés d’enregistreurs GPS pas moins de 153 juvéniles, 58 immatures, 190 adultes et 32 ​​adultes âgés. Ils connaissent bien leurs comportements grâce aux travaux des ornithologues sur les colonies de reproduction. De plus, les chercheurs ont besoin de connaître les positions des bateaux de pêche. Ils utilisent pour cela les données disponibles issues du système d’identification automatique (SIA). Il s’agit d’un système d’échanges automatisés de messages entre navires par radio VHF. Ce système permet aux navires et aux organes de surveillance du trafic maritime de connaître l’identité, le statut, la position et la route des navires se situant dans la zone de navigation. Bien entendu, ces données ne concernent que les bateaux de pêche légaux. Par définition, toute activité illégale échappe à ce système de surveillance et n’apparaît pas dans les résultats de cette étude.

Enfin, l’ensemble de ces données passent par la moulinette statistique des logiciels R et Statistica 12. Le test du khi² permet d’explorer l’influence de la personnalité sur les proportions d’individus fréquentant les bateaux de pêche.

La surpêche menace les Albatros : en favorisant de nouveaux comportements alimentaires, elle les prend au piège des palangres.
Taux d’attirance des Albatros face aux navires en mer selon leur tranche d’âge. Sources : Weimerskirch et al. (2023)
Des résultats riches en enseignements

Parmi les résultats obtenus, notons que les jeunes adultes et oiseaux matures ont tendance à suivre les bateaux de pêche plutôt que d’autres navires, mais que cette attirance chute chez les individus plus âgés. La durée de fréquentation des navires de pêche augmente aussi chez les jeunes adultes et oiseaux matures, cependant elle chute avec l’âge.

Les femelles adultes les plus audacieuses semblent plus attirées par les vaisseaux que les femelles timides. Alors que chez les mâles adultes, la personnalité n’influence pas leur attirance. La durée de fréquentation des navires de pêche est plus longue chez les mâles timides et les femelles audacieuses. Cependant, les mâles timides ont un gain de masse corporel plus faible que les mâles audacieux. Aucune différence à ce sujet pour les femelles.

Les auteurs en déduisent que le faible intérêt des immatures pour les bateaux rencontrés semble écarter la néophilie comme hypothèse d’attirance des jeunes albatros. A l’inverse, le rythme d’apprentissage des immatures serait lent à leur contact. Il semblerait que cette attirance progresse donc par apprentissage au cours des 15 premières années de vie des albatros. Peut-être faut-il l’interpréter comme une imitation des individus les plus âgés ou déjà attirés par les bateaux de pêche.

C’est également au cours de cette phase d’apprentissage qu’ils deviennent capables de différencier les navires de pêche des autres navires. Mais l’attirance est probablement sous l’influence de la personnalité des individus, et notamment de leur audace. Il apparaît donc que les individus audacieux semblent prendre le dessus sur les individus timides; les mâles agressifs étant même en rivalité avec les femelles et les surclassent.

Les mâles timides restent plus longtemps dans le sillage des bateaux de pêche et ont un gain de masse moins important que les mâles audacieux, ce qui corrobore l’idée d’une domination intraspécifique par ces traits de caractère. La personnalité est un trait héréditaire chez les Albatros hurleurs. Ces différences entre individus selon leur personnalité peuvent entraîner une sélection progressive des caractères dominants au sein des populations.

Quant aux individus plus âgés, comment expliquer pourquoi ils boudent les navires de pêche ? Ils sont peut-être dominés par les plus jeunes tranches d’âges adultes. Ils s’en écartent alors pour exploiter des ressources alimentaires loin des navires de pêche. Il se pourrait aussi qu’une sélection négative s’opère au fil du temps, les individus suivant les navires de pêche ayant une plus faible espérance de vie en raison des prises accidentelles.

Conclusion

A l’inverse, les individus n’exploitant pas cette ressource alimentaire artificielle et dangereuse auraient une plus grande espérance de vie. Au final, nous sommes face à un dilemme pour ces Albatros. Exploiter une ressource « artificielle » attractive mais qui exerce une pression de sélection complexe parmi les individus. L’étude de Weimerskirch et al. (2023) est la première à mettre en lumière l’importance de l’apprentissage chez des oiseaux immatures confrontés à une ressource alimentaire anthropique. La mise en évidence d’une sélection comportementale est tout aussi importante qu’originale. Elle permet également de mieux interpréter l’impact de la pêche à la palangre sur la survie à long terme des Albatros.

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