« Autrefois, les Guifettes moustacs se posaient par centaines le long du chemins des étangs » . Cette phrase n’est pas de moi, mais d’un vieux de la Brenne qui la racontait, début 2000, dans un numéro de l’Oiseau Magazine. Depuis, le vieux a cassé sa pipe, et nous avons oublié. L’amnésie écologique, ou shifting baseline syndrome, c’est ça. L’acceptation d’un phénomène que notre génération juge comme normatif, et qui pourtant devrait refléter le résultat d’une lente dégradation environnementale.
La dégradation de la biodiversité est lente. Elle ne se produit pas à l’échelle d’une année, mais nécessite plusieurs décennies pour réellement s’imposer à l’esprit. C’est pourquoi le concept de shifting baseline syndrome apparaît pertinent dans la perception que nous a tirons. Ce syndrome, c’est l’acceptation graduelle d’un nouvel état de l’environnement, d’autant plus facilité par le manque d’expérience inversement proportionnel à l’âge des individus.
Plus une génération est jeune, plus elle conçoit son environnement comme la « norme ». Et moins elle est capable de concevoir que cette « norme actuelle » ne reflète pas la richesse spécifique ou l’abondance passées. Or alors, lorsque nous comparons différentes décennies de données à la lumière d’un même indicateur écologique, cette graduation apparaît flagrante et brutale.
A l’origine du concept
Ce concept apparaît dès 1969 dans le manifeste « Design With Nature » de Ian McHarg. Ou encore le papier « Anecdotes and the shifting baseline syndrome of fisheries » de Daniel Pauly (1995), qui relie socio-psychologie de cette amnésie environnementale à la conservation des ressources naturelles. Quelques autres exemples flagrants illustrent ce phénomène d’amnésie progressive.
Quelques exemples d’amnésie environnementale
Coad (2007) montre que selon l’âge des chasseurs dans les villages ruraux gabonais, le « gap temporel » ou l’époque présumée selon eux à laquelle la biodiversité locale a le plus décliné, cette date varie. Pour les jeunes générations, ce « gap » est assez récent, alors que les plus anciennes générations se souviennent des « gaps » précédents. La biodiversité a progressivement chuté sur un demi-siècle, mais le souvenir de ses abondances passées s’envole au fil des générations.
Un autre exemple ornithologique cette fois-ci. En Angleterre, pays du birdwatching par excellence, des sondeurs interrogent différentes tranches d’âges de la population. Ils leur demandent quelles espèces d’oiseaux communes auraient subi, selon eux, un changement d’abondance au cours des vingt dernières années (Newton, 2004). Plus la génération est âgée, plus les personnes interrogées citent une liste plus étoffée d’espèces autrefois plus abondantes. Chacun se rapporte à un niveau de biodiversité constituant sa « norme repère » qui fluctue selon les générations. Là aussi, le déclin est graduel.
Dernier exemple, encore plus marquant, les tableaux de pêche en Floride. Les photos comparées pour le même spot de pêche montrent des tableaux de poissons de taille de plus en plus modeste, soulignant l’impact de la surpêche locale. (McClenachan, 2009). Cet exemple est d’autant plus criant que seuls les plus grosses prises sont exposées par les clubs de pêche. La longueur de ces prises est bien inversement corrélée aux années écoulées.
Explications à l’amnésie environnementale
Quelles sont les causes de cette amnésie écologique ? D’abord manque de données sur l’historique écologique des écosystèmes. Plus nous remontons le passé, plus nos données sont éparses et biaisées. L’abondance et la richesse spécifique d’un site dépassent au mieux quelques décennies
Ensuite, il faut noter chez nos concitoyens un désintérêt progressif pour la « nature », comprenez ici les sciences naturelles. Même si l’écologie est une valeur médiatique et populaire, les connaissances naturalistes déclinent et le contact avec les espaces naturels a profondément changé. Dans les sociétés occidentales, il n’est plus question de savoirs naturalistes transmis de génération en génération. La « nature » ne se contemple plus, elle se consomme comme un service gratuit. Elle n’est plus perçue par le grand public comme une connaissance patrimoniale, mais comme un loisir gratuit.
En conséquence, nous perdons peu à peu notre héritage naturaliste alors que l’environnement se dégrade. Nous oublions progressivement cette biodiversité qui s’effondre. Terrible amnésie que d’oublier graduellement son propre environnement ! Même dans la culture populaire des films Disney, le souvenir de la biodiversité s’étiole ! L’indicateur, particulièrement flagrant, montre que décennies après décennies, chaque superproduction s’appauvrit en terme de biodiversité représentée (Prévot-Julliard et al., 2014).
Les solutions existent-elles ?
Et si c’était ça le grand remplacement ? Effacer progressivement de notre culture et de nos esprits la nature pour la remplacer de l’artificiel. Et n’y cherchez pas de responsables désignés ; nous sommes les fautifs, et personne d’autre. Que pouvons-nous faire contre cette amnésie ? Laisser le souvenir de la biodiversité encombrer des musées poussiéreux ou encombrer des téraoctets de vidéos en ligne ? Le remède passe par l’éducation, la sensibilisation du grand public, mais aussi une remise en cause de notre « consommation de nature ». Nous devons absolument renouer avec la biodiversité. Apprendre à vivre avec, en conscience, et rejeter cette dichotomie naturaliste de nos sociétés actuelles. Il en est encore temps de lutter contre l’amnésie environnementale, n’oublions tout simplement pas d’agir !