La chasse régule-t-elle vraiment des espèces nuisibles ?

Récemment, le média alternatif mrmondialisation.org a publié un article sur les tableaux de chasse et la régulation d’espèces susceptibles de provoquer des dégâts. Comme toujours, les critiques anti-chasse déchaînent les passions sur les réseaux sociaux. Mais une accusation faite à l’article a plus précisément attiré mon attention. En effet, certains internautes considèrent les chiffres fournis comme faussés.

Loin de vouloir relancer toute polémique autour de cet article, il m’a semblé intéressant de remonter jusqu’aux sources de l’autrice et de reprendre ces chiffres à la lumière de la législation en vigueur. Car si l’article se veut engagé sur la question de la chasse, il s’appuie toutefois sur une large étude statistique des tableaux de chasse nationaux, réalisée en 2013-2014 par l’ONCFS.

Chasse en battue et tableaux de chasse
Chasseur en Finlande lors d’une battue. Image d’illustration / wikimedia

L’enquête 2013-2014 de l’ONCFS

L’enquête de l’ONCFS est un travail d’estimation des effectifs totaux d’animaux chassés (ONCFS, 2016). En effet, elle se base sur une enquête menée auprès des adhérents des fédérations de chasse départementales (à l’exception du Haut-Rhin). Le taux de réponse étant partiel, la méthode statistique employée s’appuie donc sur le principe d’un échantillonnage. Les intervalles de confiance sont calculés en utilisant la loi normale, avec un niveau de confiance de 95 %. L’étude fournit également le coefficient de variation des données de chaque espèce.

Sur 90 espèces chassables au moment de l’enquête, 60 seulement ont pu être estimées. Cela signifie en conséquence que le nombre d’espèces comme de prélèvements rapportés sous-estime la réalité. Mais ce document permet toutefois de considérer la problématique suivante : Les individus prélevés sont-ils réellement « nuisibles » ? A cette questions, je vous propose donc de tenter d’apporter un éclairage en reprenant les valeurs estimées de tableaux de chasse (ONCFS, 2016).

Espèces chassables susceptibles de provoquer des dégâts

L’analyse de ces données sépare tout d’abord les espèces chassables en deux grandes catégories : les espèces « susceptibles de provoquer des dégâts » et les espèces chassées « par loisir » . Afin de correctement renseigner la première catégorie, sont inclues uniquement les espèces répondant à la législation suivante :

  • Premier groupe (Groupe 1) : Chien viverrin, Raton laveur, Vison d’Amérique, Ragondin, Rat musqué et Bernache du Canada. Il se base ainsi sur l’Arrêté du 2 septembre 2016 (JO du 14 septembre 2016). Il est relatif au contrôle par la chasse des populations de certaines espèces non indigènes et fixant, en application de l’article R. 427-6 du code de l’environnement.
  • Second groupe chassable (Groupe 2) : Belette, Fouine, Martre des pins, Putois d’Europe, Renard roux, Corbeau freux, Corneille noire, Pie bavarde, Geai des chênes et Étourneau sansonnet. Il s’appuie ainsi sur l’Arrêté du 3 juillet 2019 pris pour l’application de l’article R. 427-6 du code de l’environnement. Il fixe la liste, les périodes et les modalités de destruction des espèces susceptibles d’occasionner des dégâts (JO du 6 juillet 2019).
  • Troisième groupe chassable (Groupe 3) : Sanglier, Lapin de garenne, Pigeon ramier. Il fait référence à l’Arrêté ministériel du 3 avril 2012 pris pour application de l’article R. 427-6 du code de l’environnement (JO du 25 avril 2012). Il fixe la liste, les périodes et les modalités de destruction des animaux d’espèces susceptibles d’être classées nuisibles par arrêté du préfet.
  • Enfin, la catégorie grand gibier responsable de dégâts agricoles (GDA) (Sanglier, Cerf élaphe, Chevreuil) prend en compte les données de l’ONCFS disponibles sur cette page.

Statuts UICN des espèces chassables

Deuxièmement, les espèces chassables sont considérées selon leur statut d’espèce menacée ou non. La Liste rouge des espèces menacées en France (UICN) sert de renseignement quant au statut de conservation des espèces chassées (Oiseaux et Mammifères). Le statut en tant qu’oiseau nicheur est retenu par défaut, sauf si un autre statut renseigne une catégorie plus mauvaise.

Catégories UICN
Résumé des catégories définies par l’UICN

Analyse des données de l’ONCFS

Le total estimé d’individus chassés au cours de la saison 2013-2014 est tout d’abord de 22,13 millions d’animaux (ONCFS, 2016). Les chiffres détaillés sont mis en pourcentages par espèces et sommés selon les catégories définies précédemment. Nous obtenons ainsi deux tableaux. Le premier concerne les prélèvements et nombre d’espèces concernées par les arrêtés de destruction (tableau 1). Le second renseigne sur les prélèvements et le nombre d’espèces selon les catégories des listes rouges de l’UICN (tableau 2). Enfin, ces résultats sont illustrés par une représentation graphique (graphique 1).

CatégorieGroupe 1Groupe 2Groupe 3GDA
Prélèvements1,94 %7,24 %32,15 %6,22 %
Nbre d’espèces61033
Tableau 1 : pourcentages de prélèvements effectués selon les statuts d’espèces nuisibles ou susceptibles de provoquer des dégâts.
CatégorieNA/DDLCNTVUEN
Prélèvements0,75 %86,61 %9,47 %2,36 %0,80 %
Nbre d’espèces545451
Tableau 2 : pourcentages de prélèvements effectués selon les catégories définies par la liste rouge des espèces menacées en France (UICN).
Pourcentages de prélèvements cumulés
Graphique 1 : pourcentages de prélèvements cumulés selon les catégories UICN ou les catégories d’espèces nuisibles. Données : ONCFS, 2016 ; UICN, 2016 ; UICN, 2017. Réalisation graphique sous logiciel R.

Analyse des résultats

Les pourcentages compilés précédemment permettent tout d’abord d’estimer le pourcentage de prélèvements lié aux régulations d’espèces. Notons que les catégories Groupe 3 et GDA présentent une entrée commune (sanglier). Le calcul des pourcentages cumulés doit en conséquence retirer ce doublon. Au final, le pourcentage total de prélèvements parmi les espèces classées nuisibles ou susceptibles de provoquer des dégâts vaut 44,28 %. Mais à l’inverse, 55,72 % des prélèvements concernent des espèces n’étant pas considérées comme nuisibles ou dévastatrices.

De plus, seules les espèces dont les données sont disponibles (n = 60) ont été classées selon les catégories de l’UICN. Il apparaît ainsi que 86,61 % des prélèvements rapportés concernent des espèces classées LC – préoccupation mineure. Cependant, notons que 3,16 % des prélèvements rapportés concernent des espèces menacées (catégories VU – vulnérable et EN – en danger). Néanmoins, aucune espèce en catégorie CR – en danger critique n’apparaît dans l’étude de l’ONCFS. En effet, les données concernant l’Eider à duvet (nicheur CR) n’étant pas statistiquement assez précises, elles n’ont pas été retenues. Enfin, les catégories NA/DD (0,75 %) correspondent à des espèces aux statuts non attribuées ou à données insuffisantes.

Enfin, ces chiffres se basent uniquement sur le cadre légal de la régulation d’espèces. Dans l’article cité en préambule (Arnal, 2020), le pourcentage d’individus occasionnant des dégâts est estimé à 5 % . Ce chiffre ne concerne cependant que les espèces de grand gibier les plus dévastatrices : Sanglier (85%), Cerf élaphe (11%) et Chevreuil (4%). Elles ne concernent également que les dégâts agricoles. Dans nos résultats (tableau 1), il s’agit de la catégorie GDA (6,23 % des prélèvements). L’estimation fournie par cet article de presse n’est donc pas suffisante, puisqu’il écarte les autres espèces susceptibles d’occasionner des dégâts.

Discussion

Le travail d’analyse présenté dans cet article doit tout d’abord être soumis à quelques réserves. Premièrement, l’étude de l’ONCFS estime les tableaux de chasse sur la base d’un échantillonnage des données. Deuxièmement, certaines espèces comme le Vison d’Amérique ayant un coefficient de variation trop important, leurs données ne sont pas rapportées. Troisièmement, les catégories d’espèces susceptibles d’occasionner des dégâts ne concernent que la législation française. La situation de l’Oie cendrée aux Pays-Bas, par exemple, est ici hors de propos.

Les estimations des tableaux de chasse montrent ainsi que le petit gibier sédentaire constitue les principaux prélèvements (graphique 2). Viennent s’ajouter des oiseaux de passage et une espèce de grand gibier. Les dénominations reprennent l’arrêté du 26 juin 1987 fixant la liste des espèces de gibier dont la chasse est autorisée. Mais ce graphique ne reflète pas les exigences de destruction des espèces « nuisibles » ni le statut des espèces menacées. Le choix de catégoriser les espèces prélevées apparaît donc plus pertinent que de se limiter uniquement à un classement des espèces les plus chassées.

Graphique gibier vs prélèvements des tableaux de chasse
Graphique 2 : Principales espèces prélevées selon l’enquête réalisée (ONCFS, 2016). Réalisation graphique sous logiciel R.

Enfin, les chiffres de cette étude (ONCFS, 2016) restent incomplets. L’absence de données statistiquement assez précises pour un tiers des espèces traitées empêche de mieux explorer les données de prélèvements de chasse. Nous ne pouvons donc pas inclure à cette analyse d’autres espèces menacées, comme la Barge à queue noire (VU), l’Eider à duvet (CR), la Gélinotte des bois (VU) ou encore le Grand tétras (VU). Les 3,16 % de prélèvements d’espèces menacées calculés à partir de ces données sont donc une estimation à minima. Il reste donc essentiel de garder à l’esprit que les conclusions ci-dessous ne concernent que les espèces estimées par l’étude de l’ONCFS.

Quelles prises de position émergent de cette étude ?

En conclusion, la problématique de départ s’avère plus complexe qu’attendue. Au lapidaire « 5% d’animaux tués pour la régulation, 95 % pour le loisir » relayé sur les réseaux sociaux, s’oppose un cadre législatif permettant d’estimer le rapport à 44,28 % / 55,72 %. Mais cette querelle des tableaux de chasse ne doit pas éclipser un impératif écologique. Face à l’effondrement de la biodiversité, il apparaît tout de même nécessaire de réviser le nombre d’espèces actuellement chassables en France. Différentes prises de position émergent alors de la comparaison des pourcentages obtenus.

  • D’abord, une position minime consisterait à exiger la fin de la chasse des espèces menacées (catégories EN, VU et CR). Soit 3,16 % des prélèvements estimés par cette étude.
  • Ensuite, cette interdiction pourrait s’étendre à la catégorie NT. Soit 12,64 % des prélèvements estimés cumulés.
  • Mais encore, une opinion plus radicale argumenterait que la chasse de toute espèce ne provoquant pas de dégâts doit être immédiatement abandonnée. Soit 55,72 % des prélèvements estimés. Sur les 90 espèces chassables au moment de l’étude de l’ONCFS, cela concerne 69 espèces à déclasser. Il s’agirait alors de réformer strictement la « chasse de loisirs » en une « activité d’auxiliaires » .
  • Enfin, des exigences plus spécifiques existent, notamment le retrait de certaines espèces chassables des Arrêtés cités en début d’article. C’est le cas par exemple de la Tourterelle des bois, du Putois d’Europe, du Renard roux ou des Corvidés. Il s’agit alors de répondre à un risque d’extinction de l’espèce sur notre territoire ou à une revalorisation de son rôle dans les écosystèmes.

Conclusion

L’enquête 2013-2014 de l’ONCFS a montré ses limites quant au faible taux de réponses enregistrées. Espérons que la mise en place de l’application ChassAdapt dans le cadre de la gestion adaptative permettra la collecte et l’analyse des tableaux de chasse en temps réel. Les données collectées à l’avenir permettront d’approfondir cette réflexion menée sur la répartition des prélèvements de chasse.

Loin de prendre parti dans la querelle opposant pro- et anti-chasse, cet article révèle une situation bien plus complexe que les débats binaires ne l’autorisent. Néanmoins, il apparaît qu’une part majoritaire des prélèvements estimés ne concerne pas la régulation des espèces susceptibles d’occasionner des dégâts. Aussi, dans le contexte actuel d’effondrement de la biodiversité, une concertation sur la chasse de ces espèces apparaît nécessaire. C’est le cas notamment de la Tourterelle des bois et de l’Alouette des champs dont les effectifs, en baisse au niveau national comme européen, inviteraient à proposer un moratoire sur leurs chasses.

Le statut d’espèce « nuisible » nécessite, quant à lui, une discussion spécifique pour chaque espèce. La SFEPM mène par exemple un travail de déclassement du Putois d’Europe pour son rattachement sur la liste des espèces protégées. L’espèce, qui souffre déjà de la pollution et de la fragmentation des zones humide, subit un déclin inquiétant de ses effectifs. Cette espèce de mammifère semi-aquatique symbolise à elle seule les efforts nécessaires pour lutter contre l’érosion de la biodiversité française.

Bibliographie

Arnal, C. Le confinement montre que la chasse n’est pas vitale pour la Nation. mrmondialisation.org , 10 mai 2020. [En ligne].

ONCFS (2016). Enquête nationale sur les tableaux de chasse à tir. Faune Sauvage, n°310 [En ligne].

UICN (2016). La liste rouge des espèces menacées en France. Oiseaux de France métropolitaine. [En ligne]

UICN (2017). La liste rouge des espèces menacées en France. mammifères de France métropolitaine. [En ligne]

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